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"Hommage au peuple Tunisien"
La décision prise par M. le maire de L’Haÿ-les-Roses, Patrick Sève, et moi-même, de jumeler le Festival des Droits Humains et des Cultures du Monde avec le Festival International des Arts Plastiques de Maharès, nous fit connaître de nombreux artistes et intellectuels tunisiens, peintres, écrivains, cinéastes, musiciens, journalistes.
Youssef Reqiq et Ismaël Haba, respectivement Président et Secrétaire général du Festival de Maharès, ont été les artisans de la création de notre propre festival à l’époque où il n’existait pas encore et que je leur demandai de m’aider à le mettre au monde. Il en résulta, dès sa première édition, en 2009, une exposition consacrée aux peintres du Grand Maghreb, sans précédant en France.
Durant le mois de juillet de la même année, une délégation municipale conduite par Patrick Sève s’est rendue à Maharès pour renforcer le principe d’un partenariat durable, fondé sur les échanges culturels et l’éducation artistique des jeunes. L’initiative de consacrer notre seconde édition du festival à la paix au Proche-Orient fut conduite main dans la main avec nos camarades tunisiens, et leur concours témoigna d’une audace remarquable, compte tenu de l’hostilité des pays arabes à une participation d’artistes israéliens et d’une menace de boycott qui heureusement n’eut pas lieu grâce à leur médiation.
Nous fûmes les témoins privilégiés de leur combat pour surmonter les problèmes inhérents au régime policier qui faisait obstacle à tout rapprochement entre nos municipalités. Lors de notre voyage en Tunisie, Patrick Sève fut suivi dans ses déplacements. Il ne put parler avec aucun officiel, et même le maire de Maharès reçut l’ordre de ne pas converser avec lui. En revanche, on lui imposa un représentant du parti présidentiel pour l’accompagner, ce qu’il refusa, et des policiers en civil nous surveillaient jusque sur la plage !
Nos amis souffraient quotidiennement de la censure ; elle les blessait dans leur dignité et leur intégrité morale. Ils ne pouvaient contester le pouvoir en place sans s’exposer à des représailles, et ils devaient subir, toujours subir, avec l’espoir d’exprimer un jour librement leurs convictions dont ils nous faisaient part dans nos dialogues et nos projets. Aujourd’hui, ces artistes et intellectuels pourront enfin être eux-mêmes, s’épanouir dans la liberté retrouvée et prendre les initiatives créatrices qui leur étaient interdites.
Cependant, l’effondrement d’un régime où la corruption généralisée et la répression servaient de méthodes de gouvernement, n’est pas le fait des intellectuels et des artistes, mais des déshérités, comme le jeune marchand ambulant de fruits et légumes, Mohamed Bouazizi, qui s’immola par le feu, et dont la révolte extrême fut un exemple d’héroïsme auquel s’identifièrent des millions de tunisiens, précipitant la chute de Ben Ali, dictateur si apprécié, au cours de ses vingt trois années de règne, par les politiciens français de tous bords qui firent preuve à son égard d’une honteuse complaisance.
C’est le peuple, au sens le plus noble du terme, la masse des laissés pour compte, chômeurs, travailleurs pauvres, commerçants, artisans, paysans, ouvriers, étudiants, qui ont réalisé l’impensable et accompli l’inconcevable. Nul spécialiste reconnu, nul responsable politique, nul intellectuel, nul opposant, n’aurait pu prédire, il y a encore trois mois, ce basculement de la société tunisienne de la dictature à la démocratie, en quelques semaines.
De tels événements révolutionnaires, si exceptionnels et rares, se laissent espérer ou se font craindre, mais on ne les anticipe presque jamais car ils prennent leur source dans le courage inattendu de quelques hommes prêts à donner leur vie pour que cesse l’intolérable et qui, par leur sacrifice, transmettent leur force extraordinaire aux multitudes anonymes partageant une même souffrance et le poids écrasant de l’injustice collective. Ce qui vient de se passer en Tunisie prouve que le peuple peut devenir maître de son destin, même quand tout s’oppose à lui, et que le plus misérable des citoyens est capable, par la signification politique de son suicide, acte de dissidence suprême, de vaincre la pire des polices.
Les élus de L’Haÿ-les-Roses et l’équipe de notre festival éprouvent une immense admiration pour ceux qui ont péri, qui ont été blessés, emprisonnés, torturés, pour que la liberté soit conquise, que justice soit faite, et que le tyran parte lâchement trouver refuge chez ses confrères dictateurs, fuyant le chaos et la haine qu’il a lui-même semés. Ces martyrs étaient tous des gens du peuple, et c’est le peuple qui a porté leur contestation jusqu’au point final d’une victoire ne devant rien aux partis, aux personnalités politiques, ni même aux opposants et aux élites tunisiennes.
Ce constat nous fait réfléchir. Quand on se préoccupe de création artistique, il ne faut jamais perdre de vue qu’elle doit s’adresser d’abord et avant tout au peuple. Nous avions conscience de ce fait, et c’est pourquoi nos programmations et nos stages de formations s’adressent à tous les publics, notamment aux plus démunis. Mais la révolte populaire en Tunisie a considérablement renforcé cette profonde conviction, si peu considérée, y compris en France. La culture des élites et des castes, le star-système, le show bizness, méprisent et manipulent les citoyens lambda pour en faire des consommateurs dociles et en tirer le maximum de profits. Pour nous, la culture, c’est offrir le savoir et la pratique artistiques au plus grand nombre, et surtout à ceux qui en sont exclus pour des raisons de statut social ou d’origine ethnique parce qu’ils appartiennent à des communautés défavorisées ; c’est donner la parole à ceux qui ne la prennent jamais ou qui se la voient confisquée par des représentants peu scrupuleux ; c’est servir le peuple, et non se servir du peuple pour gagner de l’argent, obtenir des honneurs ou atteindre la notoriété.
Il faut espérer que l’exemple tunisien soit suivi par les autres nations arabes dont les peuples sont soumis à des régimes inhumains qui font un usage systématique de la torture, de la détention arbitraire et de l’assassinat. Il n’existe pas de démocratie au Maghreb, et si peu en Afrique noire. Cependant, même dans les sociétés occidentales, le peuple reste l’instrument qu’on utilise à des fins partisanes ou commerciales, l’objet de toutes les campagnes électorales, de tous les discours de séduction et de toutes les promesses lorsqu’on a besoin de lui et que son soutien est indispensable. Mais qu’en est-il vraiment du peuple en tant que tel ? Combien d’hommes et de femmes politiques se réclament de lui pour obtenir ses suffrages, et s’en détournent sitôt le pouvoir obtenu, pour servir les intérêts d’un cercle de serviteurs zélés, d’une classe d’apparatchiks et d’une clientèle de favoris de l’État ! Le peuple devrait être l’objet de toutes nos préoccupations, le peuple pour lui-même et rien que pour lui-même ! Nous en sommes loin…
Le Festival des Droits Humains et des Cultures du Monde a traduit cette philosophie dans une charte dont voici les articles fondateurs qui l’illustrent le mieux :
• Article 3 -
Le Festival a pour vocation de favoriser la mixité sociale et culturelle, en proposant des outils de connaissance et d’expression aux amateurs issus de tous les milieux ainsi qu’aux professionnels de toutes conditions et de toutes origines.
• Article 4 -
Le Festival s’engage à offrir des formations musicales et des stages d’initiation aux cultures du monde pour tous les publics.
• Article 5 -
Le Festival s’engage à diffuser les traditions artistiques des Régions françaises et Territoires d’Outre-mer, ainsi que des communautés d’origine étrangère, et à défendre les droits des minorités culturelles.
• Article 6 -
Le Festival s’engage à militer pour la généralisation et la démocratisation de l’éducation artistique dans les milieux scolaires et les quartiers, en France et dans le monde.
• Article 7 -
Le Festival s’engage à soutenir chaque année une cause humanitaire et à consacrer ses dix jours de programmation à la récolte de fonds ou de matériels.
• Article 8 -
Le Festival a pour objectif de structurer et de développer un mouvement associatif international, appelé « L’Art pour la Paix », qui mobilise les artistes et créateurs de toutes origines et de toutes disciplines par des projets, des initiatives, des actions et des programmes interpellant les États et les opinions publiques dans des contextes de crise ou de conflit armé.
Nous sommes fiers et heureux d’appliquer les articles de cette charte à la lettre, dans la limite de nos moyens, et nous resterons fidèles, en toutes circonstances, à ces engagements fondamentaux.
Nous sommes fiers et heureux de travailler avec nos amis tunisiens, responsables d’associations, directeurs de journaux, artistes reconnus et intellectuels écoutés. Aujourd’hui, il leur incombe de se montrer dignes des aspirations de leur peuple, d’offrir à sa jeunesse les moyens de s’émanciper par la création et le travail.
Nous les aiderons de notre mieux à accomplir ces grands desseins. Notre festival accueillera autant que possible les jeunes artistes tunisiens dont le talent était méprisé mais qui, à présent, constitue la plus importante richesse d’un pays libre dont le modèle inspirera toutes les conquêtes démocratiques à venir.
Georges BOUKOFF Directeur-Fondateur du Festival des Droits Humains et des Cultures du Monde de L’Haÿ-les-Roses |
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